Pour comprendre Le Combat Continue, il faut d’abord situer l’époque dans laquelle cet album s’inscrit. Nous sommes au début des années 2000. La décennie précédente a vu éclater des émeutes dans les banlieues françaises, comme à Vaulx-en-Velin en 1990 ou à Mantes-la-Jolie en 1991. Ces événements, couverts par les médias avec souvent beaucoup de biais, ont révélé un fossé grandissant entre les quartiers populaires et les sphères dirigeantes. La France s’engage dans une politique de "tolérance zéro" vis-à-vis de la délinquance, incarnée par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, tout en négligeant de répondre aux problèmes structurels de chômage, d’inégalités et de discriminations systémiques.
C’est dans ce contexte que Kery James revient avec un album percutant, écrit sous le prisme de ce que lui-même vit au quotidien et de l’écho qu’il perçoit autour de lui. Il y égrène des réalités aussi personnelles qu’universelles, livrant un témoignage brut et sincère sur la condition des classes populaires et des populations invisibilisées. Chaque piste y sonne comme une revendication.
Dans plusieurs morceaux de l’album, Kery James met en lumière l’impact de l’exclusion sociale. Les inégalités de chances, le racisme latent et les barrières à la mobilité deviennent le cœur thématique de son propos. Dans le titre phare “Le Combat Continue”, il déclare avec puissance : "Car nos gouvernements veulent faire de nous des ignorants / Et leurs prisons seront pleines tant que leurs écoles seront vides". Un vers qui, près de deux décennies plus tard, résonne encore dans le débat public.
Il critique sans concession la démission de l’État, mais sans tomber dans un manichéisme simpliste. Kery James invite les auditeurs à une réflexion introspective et collective. Il insuffle l’idée que lutter contre l’injustice ne relève pas uniquement des institutions : chaque citoyen a une responsabilité à assumer. Cette posture d’autocritique transparaît également dans "Demasquez vos bassesses", où il appelle les habitants des quartiers populaires à se réapproprier leur dignité et leur avenir.
Kery James, martiniquais d’origine haïtienne, ne pouvait ignorer la richesse et le poids de ses racines dans son écriture. Cet album est avant tout une déclaration : l’identité est une force, jamais un fardeau. Dans “La Vie Est Brutale”, il évoque ces jeunesses biculturelles à qui la société demande souvent de choisir entre plusieurs appartenances. "Nous sommes les héritiers d’un passé lourd à porter, mais c’est un fardeau qui façonne notre résilience", semble-t-il affirmer entre les lignes.
C’est aussi dans cet esprit qu’il met l’accent sur l’éducation et la transmission. Pour Kery James, l’identité culturelle passe par une connaissance de soi, mais aussi une capacité à dialoguer avec le monde extérieur. En faisant allusion aux luttes des figures révolutionnaires noires ou en citant des versets coraniques, il s’adresse à un auditoire multiculturel, unifiant au lieu de diviser.
Si certains considèrent Kery James comme “juste” un rappeur, ce deuxième album l’entérine définitivement comme une figure littéraire. En effet, l’écriture de Le Combat Continue transcende les simples codes du rap. Ses textes sont travaillés avec une rigueur presque académique, alliant métaphores, rimes riches et assonances. Prenons l'exemple de “L’Impasse”, où chaque mot semble pesé pour souligner l’urgence du propos : "Ils nous divisent pour mieux régner”, y déclame-t-il avec gravité. Ce choix lexical renvoie à des stratagèmes historiques de manipulation des foules, tout en dénonçant des pratiques contemporaines toujours à l’œuvre.
Mais là où Kery James se distingue véritablement, c’est dans sa capacité à mêler la dénonciation sociale à l’émotion intime. Jamais de posture victimaire dans ces textes, mais une sincérité qui transcende le discours habituel des rappeurs engagés, touchant par son authenticité.
La force de Le Combat Continue réside dans sa dimension intemporelle. Les problématiques qu’il évoque – inégalités, justice sociale, réappropriation identitaire – restent au cœur des tensions actuelles. Que l’on parle des débats sur les violences policières, souvent relancés après des drames comme ceux d’Adama Traoré ou de Nahel en 2023, ou des discussions autour des discriminations systémiques, on retrouve dans cet album des échos troublants.
De plus, l’album continue de parler à des générations nouvelles. Ces jeunes, nés après les émeutes des années 90, se retrouvent souvent dans les mêmes impasses que celles décrites par Kery James. Et tandis que les réseaux sociaux et les médias amplifient les voix des artistes engagés, Le Combat Continue reste une référence incontournable dans la culture rap et au-delà.
L’impact de cet album sur le rap français est indéniable. Des artistes comme Médine ou Youssoupha n’ont jamais caché à quel point Kery James a été une inspiration, notamment pour sa capacité à incarner un discours conscient tout en restant fidèle à l’esthétique rap. Le Combat Continue, par son engagement et sa profondeur, a "légitimé" une voie dans le rap français, celle d’un art littéraire et politique. Là où d’autres essaient de séduire les foules par des refrains accrocheurs et des mélodies urbaines légères, Kery James choisit de ne jamais trahir son éthique ni son audience.
Le Combat Continue n’est pas qu’un album, c’est un état d’esprit. Plus de vingt ans après sa sortie, il nous invite toujours à questionner notre rôle dans la société et à réfléchir à ce qu’implique réellement le combat contre les inégalités. Est-ce une responsabilité individuelle ? Une action collective ? Les deux ? À travers cet opus, Kery James nous rappellera toujours que lutter, c’est avant tout "refuser l’impasse" et ne pas se contenter du statu quo.